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Voir.
Voir sans fard que je suis constituée de tout ce qui fait l'humain ; voir que je suis toute la gamme des émotions, des états d'être. Je suis ; je suis seule dans mon atelier, mais aussi en lien avec l'extérieur, qui me porte ou me contrarie. Et surtout, lorsque quelque chose de satisfaisant peut prendre forme, je suis en lien avec le vivant.Comme un sismographe, mon outil posé sur le papier, j'inscris les soubresauts de mon insertion dans ce bouillonnement.
Là, pas d'intellect. Une simple ouverture à ce qui est, mon bon ou mauvais vouloir au vestiaire. Le papier est alors le plan d'intersection des gestes d'une vie et d'une sensation de l'instant, et la trace apparaît, nourrissant le regard, appelant le geste suivant.
Bien que très simple dans le principe, cette attitude m'amène à expérimenter de manière cuisante la différence entre les boursouflures de l'ego empêtré dans le cercle mémoire-désir et l'abandon actif dans l'océan de l'instant, où il ne s'agit plus de représenter mais de présenter ce qui est.
Ce n'est que lorsque je n'ai pas d'intention, en totale présence à ce qui est, que peut se poser sur le papier quelque chose qui ne procède ni du champ de ma volonté ni de mon savoir, quelque chose de neuf.
Cet abandon je l'appelle le juste ; c'est la trace d'une correspondance fragile et éphémère entre ce que je ressens, ce dont j'ai conscience et ce que je trace. Lorsque cet alignement se produit, c'est une détonation silencieuse, un éblouissement de l'intérieur : ce rare instant est un délice, un cadeau.
Au-delà de ce plaisir, de la véracité de la trace sur le papier et de la communication possible avec les parts semblables de ceux qui regarderont mon travail, cette recherche de la justesse s'est incidemment étendue à mon rapport au monde.
Dès lors qu'elle se rapporte au collectif, l'idée de justesse a une portée non négligeable : quelque chose d'infime, mais qui ne permet plus d'ignorer la qualité délétère ou vivifiante des actes que l'on pose.
Comme en chacun de nous, c'est en moi que se situe le point de bascule qui peut permettre une transformation du monde ; mon monde interne en premier lieu, mais en cercles concentriques, un morceau du monde réel, peut-être, sans doute.
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Je me suis jusque-là intéressée au début du processus: comment les forces affectives peuvent, à un moment donné, se condenser sur le support – en l'occurrence le papier – en formes, en lignes, en traces, jusqu'à ce que l'image déposée fasse office de miroir, juste reflet de ce que je vis au moment où je crée.Mais que se passe-t-il ensuite, lorsque l'image piégée dans le miroir est montrée à d'autres yeux? Il paraît bel et bien y avoir parfois résonance. C'est en partie elle que je recherche en créant: tout d'abord trouver la résonance avec moi-même, plonger mon pinceau dans la marmite bouillonnante qui m'habite, le déposer sur le papier, le proposer au regard d'autrui, qui y résonnera (ou non).
Je ne me suis jusqu'à maintenant considérée qu'en tant qu'émettrice. En moi aussi pourtant, spectatrice, lectrice, auditrice, les images statiques, mobiles, mais aussi images de mots, images en sons produites par les autres trouvent parfois écho. Je suis parfois cet Autre, pour quelqu'un d'autre: la preuve est là, que quelque chose passe les frontières de l'individu qui exprime.
Mais ce mouvement de l'un à l'autre, mystérieux, quel est-il?
Il y a bien action, impulsion de la part de qui propose à voir; il y a parfois réaction, mouvement, é-motion, de la part de celui qui reçoit. Comment quelque chose a-t-il pu se transmettre de l'un à l'autre, sans mots?
C'est comme si une forme, générée par quelqu'un, prenait son envol et allait imprimer la forme affective initiale dans l'autres, quand sa propre structure le permet. C'est assez fascinant. Il me semble que le terme imprimer convient assez bien pour rendre compte de différents niveaux de similarité avec l'original, d'imprimer un mouvement à photocopier.
De quoi ces nuances dépendent-elles? De la forme qui s'envole, ou du terreau où elle se pose?
Elles sont probablement fonction de la clarté du propos lors de l'émission, mais aussi de la puissance évocatrice, poétique, de la place laissée par l'auteur à l'imaginaire de l'autre; elles varient également pour partie selon la sensibilité, l'ouverture, la capacité à être é-mu de celui qui reçoit.
Je vois encore un paramètre – et c'est là mon présupposé: celui de la similarité de structure affective entre la personne qui crée la forme et celle qui la reçoit.
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Une image, je ne vois que cela pour évoquer encore cet entre-deux.Un étang. Vaste et calme.
Je jette des cailloux dans l'eau.
Je reconnais l'impulsion qui naît en moi, la joie la colère, la rage, le désespoir, l'hésitation, la fragilité, l'assurance, je vois comment cette impulsion soulève mon bras, comment elle se traduit en geste, comment les cailloux s'élèvent dans les airs et la façon dont ils retombent dans l'eau, en tir groupé, ou précis, solitaire, ou hésitant, aléatoire et défaitiste…
Je contemple les ronds qu'ils font dans l'eau; je reconnais dans ce miroir le juste reflet de ce que j'ai ressenti au fond de moi, ou le reflet brouillé de ce que je n'ai pas ressenti, lorsque mon geste était oublieux.
Mais ensuite?
Il y a la surface de l'eau, mise en mouvement – émue. Les cercles concentriques s'éloignent, se croisent, brouillent la surface de l'eau, touchent la rive en vaguelettes, et au fil de leur arrivée y impriment un mouvement.
La rive, c'est l'autre.
L'autre, c'est parfois moi, c'est chacun de nous.
L'autre, s'il est un peu sensible, si cela correspond à quelque chose en lui, percevra le mouvement qui lui parvient. Peut-être laissera-t-il la vaguelette imprimer un mouvement en lui. Peut-être reconnaîtra-t-il en lui l'endroit qui se met en mouvement, s'émeut. Peut-être laissera-t-il les ondes continuer à s'élargir en lui jusqu'à ce que l'entier du mouvement initial se déploie à nouveau.
Emission-réception-émission-… Sac et ressac, infini mouvement.
Cette transmission s'opère sans mots, mais au moyen du langage de la création. C'est un langage sans phonèmes, sans signes convenus, sans syntaxe organisée socialement.
Il me paraît de même nature qu'un tressaillement au coin d'une lèvre, qu'un léger froncement de sourcil, qu'une étincelle dans le regard, signes de corps à corps que nous avons appris à lire au berceau sur le visage qui nous servait de miroir – si ce miroir était lisible.
Mais il y a ici un intermédiaire: le support sur lequel la création est réalisé. Ce support interposé entre celui qui met-en-œuvre ce qu'il ressent et celui qui le reçoit n'est finalement pas un écran, mais un moyen de répercuter plus loin, beaucoup plus loin ce qu'un léger clignement d'yeux ne peut signifier que dans une sphère restreinte.
Dans les deux cas, il y a information de l'un à l'autre, de manière plus ou moins claire ou brouillée au départ ou à la réception. Ne change que la distance.
C'est la culture, dans le lien le plus direct qu'elle a avec nos origines.
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